L'orgue espagnol
Naissance et évolution de l’orgue espagnol
En Espagne comme dans les autres pays d’Europe, l’orgue est accepté par l’Église vers la fin du 13e siècle et commence à faire son
apparition dans les cathédrales au début du siècle suivant, le plus souvent juché à l’un des murs de la nef. Ce n’est qu’au 15e siècle
qu’il pénètre dans les églises paroissiales espagnoles. Deux orientations de la facture d’orgues se font alors jour, dues à la division
politico-administrative de la péninsule, l’école catalo-valencienne et l’école castillane. La première comprend les territoires de la
Couronne d’Aragon : Catalogne, Valence et Aragon. La Couronne de Castille embrasse le reste des territoires.
L’Aragon qui forme un axe de circulation deviendra un pôle de la facture péninsulaire à partir de la seconde moitié du 16e siècle alors que
les écoles nationales ne sont pas encore totalement définies en Europe. Aussi ces deux courants subissent-ils des influences étrangères
elles-mêmes distinctes.
À partir du second tiers du 16e siècle, des facteurs flamands et français (ces derniers subissant eux-mêmes une forte influence flamande)
travaillent en Espagne. Les deux écoles catalo-valencienne et castillane engendrent des modèles distincts, même si elles ne génèrent pas de
littérature musicale différenciée. L’orgue issu de la première école est souvent un instrument imposant, à plusieurs corps, ceci dès la fin du
15e siècle, mais c'est en Aragon, dès 1420, que le plenum de l’orgue gothique se divise en registres indépendants et en groupes de
registres.
Ainsi, à la Seo de Saragosse, l’orgue construit en 1469 possède trois claviers basés sur ce principe. L’école castillane développe
un modèle d’orgue de proportions plus modestes que les grands instruments catalans. C’est ce dernier type d’orgue comportant un seul clavier
qui deviendra un modèle « standard » que l’on peut qualifier d’orgue ibérique, et qui s’étendra aux territoires américains et
philippins. Madrid, devenue capitale politique au début du 17e siècle, les deux écoles perdent leurs singularités et une facture nationale
spécifique s’impose, alors que le flux extérieur d’organiers se tarit.
L’orgue Renaissance espagnol
Bien qu’au cours du 16e siècle on assiste en Espagne à un développement considérable de la facture d’orgue, les maîtres organiers étant très nombreux à travers toute la péninsule, l’orgue Renaissance est encore un instrument largement inspiré de la facture du nord de l’Europe. Charles Quint diffuse l’influence franco-flamande en Espagne et on trouve au répertoire de la chapelle les polyphonies des compositeurs flamands de renom, d’Ockeghem à Willaert. L’orgue flamand reste un modèle, à tel point que Philippe II commande en 1579 à Gilles Brevos trois instruments destinés au monastère royal de l’Escorial. Brevos, facteur flamand, avait construit en 1567 un grand orgue pour la cathédrale d’Anvers. Les orgues de l’Escorial étaient des instruments importants, à la composition riche, dont le plus grand possédait huit jeux de pédale sur une étendue de vingt-trois notes.
À cette époque la technique spécifiquement ibérique consistant à couper les registres en basse et dessus n’avait pas encore été expérimentée. Il semblerait qu’en Espagne, la première apparition d’un jeu coupé ait eu lieu dans le royaume d’Aragon, plus précisément en 1567 à l’église Santa Cruz de Saragosse. C’est un facteur d’orgues d’origine française, Guillaume de Lupe, installé à Tarazona, qui construit le premier jeu de Dulzaina en basse et dessus séparés. Si l’orgue ibérique s’enrichit alors de ce jeu coupé en basse et dessus, c’est certainement sous l’influence des facteurs flamands qui ont déjà exporté cette technique vers la France. À la fin du 16e siècle, on ne totalise à travers toute l’Espagne qu’une trentaine d’orgues possédant cette particularité. L’adoption de cette nouveauté est toutefois irréversible et la technique du clavier partido s’imposera systématiquement à la toute fin du 17e siècle, ainsi que le style de composition qui en découle, le tiento de medio registro.
Il semble que le tournant décisif pour la réalisation systématique de la coupure de tous les jeux ait eu lieu en parallèle avec l'adoption d'une technique de construction des sommiers radicalement différente. En effet, à la Renaissance et pratiquement jusqu'à le fin du 17e siècle, la disposition de la tuyauterie sur le sommier se faisait en conformité avec l’architecture du buffet, c’est-à-dire dans une disposition en mitre et en tierces. Les sommiers des instruments qui combinaient jeux entiers et jeux coupés disposaient pour ces derniers de deux registres coulissant en parallèle, l’un pour les dessus, l’autre pour les basses. Avec la coupure de tous les jeux, l’adoption systématique du sommier chromatique à la fin du 17e siècle ainsi que l’usage du Tablón (pièces gravées), a eu pour conséquences la multiplication des jeux d’anches en chamade ainsi que la mise en œuvre d’une architecture totalement libre et baroque pour les buffets.
Les possibilités de contraste sonore se développent ensuite au cours du 17e siècle avec l’installation de jeux de mutations, les Nazardos. Ces jeux ont fait leur apparition dès le milieu du 16e siècle en Catalogne et se généralisent dans les écoles aragonaises et castillanes. C'est à cette même époque que le jeu de cornet devient un élément indispensable dans l’orgue ibérique. Ce cornet posté et particulièrement brillant est riche de 7 rangs de tuyaux.
À la fin du 16e siècle, les orgues peuvent comporter (rarement en Catalogne) une trompette intérieure de 8’ et quelques jeux à corps raccourcis comme Orlos ou Dulzaina. Les plus grands instruments possèdent également des anches à pavillon large de 4’ et 16’ comme au monastère de l’Escorial. Mais cette époque ignore encore l’installation des fameuses trompettes en chamade (Clarin, Trompeta magna, Bajoncillo...) qui ne feront leur apparition qu’à la fin du 17e siècle et s'imposeront systématiquement au siècle suivant. Seuls les jeux d’anches à corps raccourcis, particulièrement la Dulzaina, ont été dans quelques cas, dès le milieu du 16e siècle, placés horizontalement au-dessus de la console, vraisemblablement pour une commodité d’accord. À cette époque, ce jeu de Dulzaina en chamade reste un attribut spécifique de l’école aragonaise, alors que l’orgue castillan attendra la pose systématique des trompettes « en chamade » pour bénéficier de la présence sonore typique et haute en couleur des jeux d’anches disposés horizontalement à l’extérieur du buffet. Cette marque nationale devient tellement indispensable que tous les instruments en seront pourvus au 18e siècle. Tous les facteurs d’orgues de cette époque, chargés de la restauration d’un orgue vont enrichir systématiquement l’instrument de cette trompeteria extérieure, fut-il encore pourvu de sa tuyauterie intérieure ancienne, bien souvent réutilisée dans le cadre d’une « modernisation » globale de l’instrument.
Ces modernisations d’instruments anciens ont entraîné systématiquement la construction de nouveaux sommiers chromatiques et d’une nouvelle
mécanique. Très souvent, les orgues possédant un jeu de Dulzaina en chamade s’en verront privés au bénéfice d’un second jeu de clarin,
voire d’un troisième, au timbre un peu différent.
En ce qui concerne la mécanique adaptée à la construction des sommiers
chromatiques de nouveau style, tout est fait dans l’orgue espagnol pour obtenir le maximum de simplicité. Cette conception perdure jusqu’à la
fin du 18e siècle et même pour une partie du 19e, lorsqu’il s’agit d’instruments de petite taille. Les sommiers sont réduits à la largeur minimum
pour être le plus possible à l’aplomb du clavier, ceci pour éviter une pente trop importante pour le tirage des notes. Les jeux comportant des
tuyaux encombrants, la façade ainsi que le cornet et les chamades, sont postés avec des pièces gravées parfois très longues (tablones).
La laye du sommier de Grand-Orgue se trouve systématiquement à l’avant de l'instrument et les soupapes se situent le plus près possible du
clavier afin d'obtenir une traction directe et simple, en éventail, faisant parfois appel à un petit abrégé pour les extrêmes graves et les
dessus. Il résulte de cette disposition un toucher précis et vif, apte à jouer brillamment les traits souvent très virtuoses de la musique
espagnole.
L’orgue espagnol, dans le cadre de son évolution, en parallèle des modes musicales, a conservé bon nombre de ses spécificités. Aujourd’hui encore, on construit dans toute la péninsule ibérique des orgues neufs de toutes tailles comportant tous les jeux coupés en basse et dessus. Pour tous ces instruments, les « trompettes en chamade » restent incontournables et exercent indéniablement une grande séduction auprès des mélomanes. Les facteurs d’orgues, hors d’Espagne, se sont inspirés de cette technique et ont installé parfois ce type de jeux, même au 19e siècle, bien souvent pour donner plus de force au Tutti dans les dessus. Mais la véritable beauté de cet agrément sonore ne se révèle qu’à travers l’orgue ibérique et sa musique car, outre la maîtrise exceptionnelle développée dans la fabrication de ces jeux par les facteurs locaux, leur fonction est totalement liée à la forme d’écriture musicale des compositeurs de la péninsule, dans un contexte sonore global, adéquat et équilibré.
Jean-Charles Ablitzer
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